Coulisses bellicistes

« L’Asie rencontre l’Europe non pas là où les mers séparent les continents, mais ici, dans les profondeurs sauvages et inhospitalières des Balkans, où les empires et les religions s’abrasent les uns contre les autres pour produire une quantité illimitée de fange sanglante qui s’écoule à l’est et à l’ouest dans les caniveaux de la civilisation. »

La Femme qui avait perdu son âme, Bob Shacochis, 2015

Il aura fallu à Bob Shacochis près de quinze ans pour pondre un nouveau roman, que dis-je, une bible de près de neuf cent pages ! La Femme qui avait perdu son âme est un labyrinthe de mots à travers lequel on tente de poursuivre le destin brisé d’une fille de diplomate. Elle est Renee, Dotty, Dorothy. On la retrouve assassinée à Haïti, mais elle a traversé de nombreux océans avant d’en arriver là. Elle envoûte tous ceux qu’elle croise. Elle est mystérieuse, charmante, un brin détestable. Eville Burnette, militaire, et Tom Harrington, avocat, ont marché à ses côtés. Ce dernier tente de recoller les morceaux des derniers jours de sa vie. Mais se retrouve vite embourbé dans des histoires de CIA, de FBI et autres agences gouvernementales soumises au secret.

La Femme qui avait perdu son âme débute dans l’instabilité d’Haïti. Journalistes et casques bleus s’y croisent. Et lorsque Bob Shacochis parvient à accrocher son lecteur dans une atmosphère moite, presque mystique, et que celui-ci commence à croire (à tort) qu’il a compris ce qu’il se passe, voilà qu’on change de décor : retour là où tout a commencé, dans une Croatie occupée par les nazis, où le petit Stjepan Kovacevic apprend la violence. Et hop, on repart, arrêt à Istanbul, plus tard, auprès d’une Dorothy adolescente qui étudie, aime, rit, mais n’aura jamais la même vie que ses semblables, déjà initiée à l’art de la dissimulation.

« Mais la plupart du temps, et en cela aussi, ils étaient comme les soldats, les photographes attendaient, affalés dans des fauteuils en osier, dans la fraîcheur de la véranda, passagers sur un vieux bateau pris au piège du tourbillon stagnant de Port-au-Prince, parlant peu, la lumière est partie, la lumière arrive, la lumière comme une chose sur laquelle personne n’a le temps de s’arrêter et de réfléchir, l’histoire terminée, l’histoire qui n’en est qu’à son début, le monde qui est en train d’être créé ici, le monde qui souffre et meurt. »

Je n’ai pas regretté une seconde d’avoir mis un mois à atteindre le dernier chapitre. La Femme qui avait perdu son âme traverse plusieurs décennies marquées par la violence inouïe des hommes. Le personnage principal, cette femme assassinée, déclare à Tom Harrington avoir perdu son âme, mais elle n’est que le reflet sans fard du monde dans lequel elle évolue. Un monde où les hommes s’affrontent pour des raisons égoïstes, contrôlé en sous-main par une poignée d’individus. La spécificité de La Femme qui avait perdu son âme, c’est bien sa complexité : à la fois thriller, histoire d’amour, saga familiale et roman d’espionnage, ses différents degrés de lecture permettent au lecteur d’emprunter le chemin qu’il souhaite. En l’ouvrant, vous ne lirez sans doute pas la même histoire que moi…

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