Voltiges d’une lutte des classes

« Nos masses vous regardent comme le gouvernant véritable. Tout juste comme un grand nombre de gens de votre temps confondaient la couronne avec le pouvoir. »

Quand le Dormeur s’éveillera, H. G. Wells, 1910.

Seulement quatre-vingts années nous séparent maintenant du réveil du Dormeur. C’est pourtant à l’orée du XIXe siècle que H. G. Wells projette son protagoniste dans la Londres de 2100, mécanique mégalopole, après plus de deux siècles d’un coma causé par extrême fatigue du corps et de l’âme. Quand Graham ouvre enfin les yeux, les espérances socialistes de ses contemporains ont depuis longtemps cédé la place à une populace asservie. Une élite règne sans partage, la masse grondante d’ouvriers fomente sa révolte. Le propos n’a plus rien de révolutionnaire ; les aspirations à davantage d’équité restent d’actualité. Derrière une désormais classique forme romanesque sur la lutte des classes, les prédictions de Wells deviennent aussi intéressantes que sa réflexion sur l’usage du pouvoir et le libre-arbitre.

Il y a 120 ans, aux balbutiements du cinéma, Quand le Dormeur s’éveillera anticipe les séries télé, les grandes allocutions retransmises en direct partout dans le monde, la vidéosurveillance ; il effleure des concepts encore novateurs, comme l’euthanasie ou les villes de plaisirs ; la Cité est alimentée par de gigantesques éoliennes — l’un des centres névralgiques du pouvoir — et les réclames lumineuses foisonnent même sur leurs pales. Tout n’est qu’entrelacs de gratte-ciel, câbles et souterrains dans lesquels les multitudes s’essaiment, comme si les technologies visionnaires d’un Jules Verne s’étaient noyées dans une dystopie aux relents totalitaires. Ou plutôt dans une contre-utopie sociale où le politique est dépossédé au profit des puissances de l’argent. C’est dans ce siècle qui ne lui appartient pas que Graham coupe court au temps de la découverte pour embrasser son rôle de sauveur.

« Il songeait à la population fantastique qui était comme sucée par cette éponge immense, creusée de halls et de galeries, aux trente-trois millions de vies qui jouaient chacune leur propre drame, bref et trivial, au-dessous de lui ; et alors le charme qu’il trouvait à l’éclat du jour, à l’immensité et à la splendeur du tableau, et, par-dessous tout, le sentiment qu’avait fait naître en lui sa propre importance, tout cela s’amoindrissait, s’en allait. »

Vingt et trente ans avant que Lenine n’enflamme les foules de Russie et Lindbergh les cieux de l’Atlantique, Graham perçoit que le salut de sa révolution passera par l’aviation. « Celui qui est maître des airs est maître de la Terre », clame Ostrog, instigateur de la rébellion devenu à son tour tyran. Les machines volantes de Wells sont quasi organiques, les membranes remplacent la tôle ; et alors que la foule croule dans les bas-fonds mécaniques de Londres, les soldats qui remplissent les avions tiennent plus du robot que de l’humain. Tous spectateurs d’un final de haute voltige, dont l’issue semble incertaine. Peut-être devrons-nous attendre 2100 pour savoir qui de l’utopique Dormeur ou du cynique Ostrog prendra le dessus, tout comme si cette ambitieuse œuvre de H. G. Wells, boudée alors qu’il l’espérait « sommet de sa carrière », aura enfin la reconnaissance qu’il escomptait.

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