Échos de luttes fantômes

« Comme le terreau de feuilles mortes, le sang fertilise le sol et engendre de nouvelles luttes. »

Le Vol du faucon, Daphné du Maurier, 1965.

Connue pour son célèbre Rebecca ou ses Oiseaux, brillamment adaptés par Alfred Hitchcock, Daphné du Maurier l’est beaucoup moins pour Le Vol du faucon, publié 27 ans plus tard. Boudé par la critique à sa sortie, il l’est encore aujourd’hui : de nombreux internautes le qualifient même d’ennuyeux. Avons-nous lu le même livre ? Pas sûr. Le Vol du faucon transporte le lecteur dans une Italie baroque et fantasmée. On y rencontre Armino, guide pour touristes blasé, n’ayant de cesse de ressasser de pénibles souvenirs d’enfance. Souvenirs qu’il devra confronter après avoir croisé une mendiante assassinée dont il reconnaît le visage. Cap sur le village qui hante ses nuits : Ruffano.

Conte initiatique, Le Vol du faucon souffrira de la langueur de son personnage principal, hésitant et trébuchant lorsqu’on le voudrait vaillant et fougueux. Mais c’est aussi la force de la plume de Daphné du Maurier : l’action se déroule aux dépens d’Armino, qui est aussi maître de son destin que nous sommes libres de modifier l’histoire. Qu’à cela ne tienne : autour d’Armino gravitent amis, ennemis et tentations. Une batterie de personnages flamboyants à la psychologie finement sibylline.

« Derrière moi le présent, civilisé, policé, uniforme, des jeunes qui étaient partout les mêmes, engendrés en grande série, comme des œufs ; et devant moi, le passé, sinistre et inconnu, monde de rapine et de poison, de puissance et de beauté, fastueux et sordide, où un tableau pouvait être promené dans les rues et admiré aussi bien par les riches que par la populace, un monde qui craignait Dieu et où l’on mourait de la peste comme un chien. »

Daphné du Maurier présente une aventure romanesque dans une époque dont on ne sait plus, parfois, si elle est contemporaine ou très, très lointaine. En témoigne l’omniprésence du terrible duc Claudio, personnage historique pourtant mort plusieurs siècles auparavant. Passé et présent se chamaillent l’histoire et la topographie même de Ruffano. L’enfance d’Armino s’évapore quelque part entre les souvenirs et le béton neuf. De même, le roman monte en épingle autour d’une bataille sans merci entre les étudiants en lettres et ceux de la nouvelle faculté de commerce. Querelle à l’ampleur disproportionnée, qui pourrait faire sourire.

C’était sans compter sur Aldo : homme charismatique, manipulateur, au but jamais tout à fait révélé, il est celui qu’Armino aime le plus au monde, fantôme de son passé en miettes. Le Vol du faucon explore alors un sujet passionnant dont je n’ai pourtant lu d’écho nulle part : les relations toxiques et leur impact. Entre amour et crainte, Armino déploie une fidélité à l’épreuve de toutes les atrocités. Pourquoi ? Comment peut-on aimer à ce point une personne dont on sait qu’elle nous manipule ? C’est dans cette ambivalence que l’autrice nous régale. Tour à tour charmeur et tyrannique, Aldo tire les ficelles d’une ville entière et son emprise sur son frère donnera la couleur d’un dénouement en apothéose.

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