Petits meurtres métaphysiques

« À mon avis, la première activité la plus étrange et terrible à laquelle un homme puisse se livrer est l’écriture, et il ajouta, en retrouvant son sourire parcimonieux : lire est la deuxième. »

La Caverne des idées, José-Carlos Somoza, 2000.

Difficile de parler de La Caverne des idées, comme de tous les romans de Somoza. Si je conseille grandement ses œuvres, elles ne sont pas aussi faciles à lire qu’un Club des cinq ! Mon premier Somoza, La Clé de l’énigme (que je recommande à tous les fans de H.P. Lovecraft), m’avait plongé dans une grande confusion : il m’a fallu quelque temps avant d’admettre qu’il m’avait plu. Ici, c’est la même chose : La Caverne des idées embarque le lecteur au cœur de la Grèce antique. Un jeune éphèbe est retrouvé mort, dévoré par des loups. Son mentor n’y croit pas. Il fait appel à un déchiffreur d’énigmes, Héraclès Pontor, à l’allure, aux procédés — et aux initiales — similaires à notre bon vieux Hercule Poirot ! Commence alors une enquête policière dans les rues d’Athènes.

C’est là que ça se corse. José-Carlos Somoza ne pouvait pas nous livrer un simple thriller. Le lecteur comprend très vite que les notes de bas de page, qui vont parfois jusqu’à phagocyter le texte, racontent une autre histoire : un traducteur est en train de travailler sur le texte de La Caverne des idées, et l’annote au fur et à mesure. Ce qu’il recherche ? Un sens philosophique caché entre les lignes, qui pourrait révolutionner la philosophie : la preuve qu’une idée peut vivre indépendamment des hommes, et que la fiction apporte plus de réponses que la philosophie. Déjà largué ? Somoza pousse le vice jusqu’à inventer une figure de style, l’eidesis, sorte de métaphore qui chamboule complètement l’intrigue principale (celle de l’éphèbe mort, vous suivez ?), jusqu’à l’absurde.

« Tu sais ce que je pense ? Qu’Athènes est faite de lois rances comme la pierre des anciens temples. L’Acropole est froide comme un cimetière. Les colonnes du Parthénon sont les barreaux d’une cage : les oiseaux ne peuvent voler à l’intérieur. La paix… Oui, il y a la paix. Mais à quel prix ? Qu’avons-nous fait de nos vies, Héraclès ? »

Quel bonheur de se plonger ainsi dans le quotidien de la Grèce antique ! Je n’avais jamais lu de fictions se déroulant à cette période. Et si les résistances s’accrochent sur une petite cinquantaine de pages (où comment s’habituer à sortir son dictionnaire trois fois par page et à prendre au sérieux des hommes en jupette ), on ne peut que plonger à corps perdu dans l’intrigue. Si vous êtes sages, Platon passera même vous dire bonjour. Les frictions entre les deux personnages principaux, Héraclès et Diagoras, le pragmatique et le philosophe, font le lien entre l’histoire du parchemin et l’histoire du traducteur lisant le parchemin. Je vous ai encore perdus ?

C’est que le pari est réussi. José-Carlos Somoza s’adresse directement au lecteur à travers son traducteur, qui ne comprend pas ce qu’il lit, qui cherche des réponses en vain. Un peu comme dans les films où l’acteur s’adresse brusquement au spectateur face caméra. Lorsque le lecteur a compris le fonctionnement du roman et se met en mode croisière, l’auteur pimente le jeu, allant crescendo jusqu’aux dernières pages, en apothéose. Si j’ai fini par deviner de quelle manière tout cela allait se terminer, mon plaisir n’a pas été gâché. Allant bien plus loin que Marisha Pessl et son Intérieur nuit, José-Carlos Somoza est un auteur que j’adore pour une raison majeure : avec de simples mots couchés sur du papier, il parvient à nous mener par le bout du nez.

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